• L'édition de 1930 (chez Felix Alcan) des "Esquisses de philosophie critique" d'African SPIR est précédée d'une introduction magistrale de Léon Brunschvicg.

    On pourra lire la première édition du livre, parue en 1887 et préfacée par A Penjon, sur Gallica :

    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k78015c

    La pensée de Spir est proche de celle de Brunschvicg en ce sens qu'elle représente véritablement l'idéal philosophique, la sagesse, par opposition aux grands systèmes qui prétendent fournir une explication globale du Tout. C'est à dire, en d'autres termes, l'opposition du dogmatisme et du criticisme.

    Brunschvicg emploie des termes très forts, qui prenaient tout leur sens dans leurs années 30 : les dogmatiques en philosophie, dont , selon Brunschvicg, Hegel est un cas d'école,  peuvent être nommés des surhommes, et le type opposé de philosophe est , non plus surhomme, mais sage.

    Le dogmatique, dont la tradition philosophique de l'Ecole (la scolastique) fournit de nombreux exemples, "a trouvé avant d'avoir cherché. Dans l'étendue de l'univers intelligible il trace un système d'opinions qui définit sa vérité. Il s'attribue, à titre de surhomme, un privilège d'infaillibilité auquel participent à leur tour les individus du groupe qui a consenti à s'enfermer dans ce système. Or à l'intérieur des sociétés qui ne s'endorment pas sur elles mêmes, qui ont suffisamment d'énergie pour vivre de la vie spirituelle, il arrive inévitablement que l'arbitraire des systèmes engendre leur multiplicité. Le spectacle de leur contradiction provoque un sursaut de réflexion méthodique, un progrès de raison critique, qui brise le préjugé du dogmatisme ... alors apparait le type opposé de philosophe, non plus surhomme, mais sage"

    ainsi ce n'est pas, comme le croit Kojève, Hegel qui est le premier Sage, mais l'on peut dire que son systématisme grandiose (que Brunschvicg reconnait d'ailleurs pour tel, avec une admiration non feinte) ouvre la voie, par réaction, à la sagesse.

    La multiplicité des systèmes fait aussi écho à la multiplicité des croyances et des religions aux "dieux à noms propres", y compris les trois religions prétendûment "monothéistes". Là aussi l'arbitrtaire aboutit au chaos.

    Le philosophe selon Brunschvicg et Spir, le sage, est celui qui au lieu de s'installer en Dieu et d'usurper la prérogative d'un (prétendu) savoir divin, se maintient au plan terrestre dans un sentiment d'ignorance qui est la condition même de l'homme. On reconnait là la sagesse de Socrate, qui ne sait qu'une seule chose, c'est qu'il ne sait rien.

    Mais contre le voeu même de Socrate, des "Socratiques" fondateurs d'écoles et de systèmes prennent le relais,  Comme Platon, Aristote, Aristippe, Antisthène, ces deux derniers moralistes préparant les "dogmatismes effrenés du stoïcisme et de l'épicurisme, dont les controverses sans issue achèveront de ruiner la civilisation antique, et permettront que règne sans partage  l'étouffoir chrétien, puis islamique... jusqu'à nos jours !

    Contre cet enfermement de la pensée dans le système métaphysique ou religieux, l'attitude de Spir et de Brusnchvicg se définit par un mot : "Pas de compromis !", soit l'héroïsme de la Raison auquel invite aussi Husserl en 1936 , debant la montée du nihilisme nazi, et de nos jours Badiou devant la montée du nihilisme de la "globalisation" financière qui enregistre un pas de plus avec l'irruption sarkozyste.

    Le vrai est ce qui se vérifie, se constate, non certes par une accumulation de faits, mais par une exigence d'exactitude qui est l'âme même de la philosophie, et qui se nomme aussi Raison.  L'absolu n'est pas dans une vérité ou un système clos de vérités, c'est là tout le sens de l'anti-logicisme de Brunschvicg (qui ne s'attaque en rien à la logique, discipline hautement mathématisée et admirable de rigueur). L'Absolu s'identifie avec la recherche de l'absolu. Car si je m'engage avec honnêteté dans la voie de la philosophie, c'est à dire dans la recherche de la vérité, alors je dois reconnaitre, comme préliminaire, qui je ne dispose d'aucune vérité, que "je ne sais rien". Et je dispose alors d'une première vérité, qui est que je ne sais rien. C'est aussi ce que dit Wronski quand il interprète le "cherchez et vous trouverez" de l'Evangile.

    Spir ne dit pas autre chose : "c'est seulement par le côté supérieur, logique, (rationnel) et moral, que nous sommes apparentés à l'absolu; l'homme est le produit le plus élevé de la nature et il n'a de valeur que par sa tendance à s'élever au dessus de la nature"

    L'esprit se manifeste par une norme qui est le principe de toute vérité : la norme de la Raison. Sa supériorité sur la nature se montre par sa capacité à surmonter l'illusion "réaliste" qui produit l'apparence d'un monde extérieur qui serait fait de choses. Il s'agit du même triomphe de l'esprit qui est à la racine de la victoire du système héliocentrique avec Galilée, et de la rupture avec Ptolémée.

    Amiel, lorsqu'en 1878 la médecine lui fit connaitre l'usure de son organisme, se donnait le même type de mot d'ordre:

    "Il n'y a rien d'absolu dans l'homme, hormis sa conscience de l'absolu". il faut avoir compris la déception inévitable de l'être, qui définit son moi par l'animalité de sa nature individuelle pour trouver sa liberté dans le seul attahement à ce qu'il y a en nous d'universel et d'étenrel, ou plutôt d'atemporel. C'est ce que Wronski caractérise par la prépondérance (pour nous) de l'élément Savoir sur l'élément être.

    Cet héroïsme de la pensée se paye très cher, non plus de nos jours par la mise à mort, ou la persécution, comme c'était le cas du temps de Platon et encore du temps de Fichte, ce qui explique selon Brunschvicg la tentation de ces deux philosophes de revenir à une "seconde philosophie", moins radicale que la doctrine idéaliste initiale, mais par la mise sous silence.

    Spir n'a pas échappé à cette dure expérience, qui déclare avant la fin : "j'espère que ma mort brisera l'étrange sort qui semblait jeté sur tout ce qui émanait de moi". Et Brunschvicg, tombé dans l'oubli, n'y échappe pas non plus de nos jours...nos sombres jours où les medias incultes et la TV "reality show) font et défont les "célébrités éphémères".


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  • Je ne crois pas aux "desseins providentiels" cachés derrière ce qui apparait comme de pure coïncidences, ou plutôt je n'arrive, ni ne désire, donner un sens rationnel à une telle thèse; par contre je conçois tout à fait la nature de ce que l'on appelle (Bouveresse notamment) "Zeitgeist", ou "Esprit du temps".

    C'est une des leçons que l'on peut retenir de Badiou que l'actuel esprit du Temps, qu' il caractérise comme "matérialisme démocratique", est antiplatonicien et dévalue complètement la doctrine des Idées.

    Aussi n'est donc non pas non plus un hasard fortuit si parmi ceux qui veulent lutter contre les fruits vénéneux de ce esprit du temps se développe un recours, sinon  un retour, à Platon.

    C'est ainsi que le séminaire de Badiou portera cette année sur le thème : "Pour aujourd'hui : Platon". Premières séances prévues un mercredi par mois , les 24 Octobre, 21 novembre, 5 décembre, de 20 heures à 22 heures, à l'Ecole normale supérieure, 29 rue d'Ulm salle Jules Ferry (entrée gratuite et libre).

    Il s'agit de consacrer Platon comme guide dans l'ambiance actuelle de "désorientation de la pensée" et de nihilisme, à la fois consumériste et terroriste-religieux.

    Il va sans dire que pour moi qui me réfère sans cesse à l'idéalisme mathématisant de Brunschvicg, Platon apparait comme un recours naturel.

    Mais l'on sait que Brunschvicg distingue deux Platons que tout oppose, comme d'ailleurs deux Pythagores, ou plutôt deux lectures de ces oeuvres : un Platon "mathematikos" et un Platon mythologue, une lecture de Platon selon l'Un et une lecture selon l'Etre, correspondant à la scission entre les élèves de Pythagore entre "mathematikoi" (ancêtres des scientifiques) et "akousmatikoi" mystiques.

    Nous ne saurions revenir là dessus sans retomber dans la tentation éternelle de la mystique ; mais un fait nouveau est ma prise de connaissance qu'une autre orientation que celle de Brunschvicg est possible, et qu'elle existe sur un mode argumenté, et quelle argumentation ! et cela sans céder d'un pouce sur le refus de la mystique ou de l'irrationalisme qui a formé le terrain de l'opposition à Platon depuis plus d'un siècle, que celle ci soit nietzchéenne ou heideggerienne.

    Je fais ici allusion au prodigieux ouvrage de Charles Singevin : "Essai sur l'Un", publié en 1969 dans la collection "L'ordre philosophique" des éditions du Seuil, à cette époque où cette collection était dirigée non pas par Badiou mais par Paul Ricoeur et François Wahl.

    Un ouvrage qui est depuis longtemps épuisé, mais que j'ai réussi à me procurer il y a quelques temps par un heureux concours de circonstances.

    Le platonisme est vu par Singevin comme vérité de la philosophie et comme philosophie de l'Un, ET en même temps comme philosophie de l'Etre au regard de l'Un. On pourrait donc dire que Singevin est beaucoup plus proche de Badiou que de Brunschvicg, en tout cas par sa façon de "ne pas laisser tomber" l'Etre, l'ontologie, qui est on le sait chez Badiou la mathématique (des ensembles).

    Chez Brunschvicg l'ontologie est complètement dévalorisée au profit de l'hénologie, et l'on pourrait dire que la mathématique (et non plus seulement la théorie des ensembles) est, sur le plan de la pensée et non pas de la pure technique du calcul, cette hénologie, cette doctrine de l'Un.

    Singevin s'oppose frontalement à Brunschvicg et au cartésianisme de celui ci en ce qu'il maintient la position d'un ordre mathématique idéal "avant" les Idées, et plaçant celles ci en consistance sous la garde de l'Un qui est une Idée mais différente des "autres Idées" qui sont "les autres", uns-plusieurs : soit Un = Idée du Bien, ce "Bien" qui chez Platon est située "epekeina tês ousias", au delà de l'Essence. Brunschvicg par contre considère que la naissance de la science et de la philosophie moderne avec la "Géométrie" de Descartes, constituant l'Univers comme "réseau d'équations" (ou de morphismes dans des catégories, dirions nous de nos jours) a ruiné et déconstruit cet ordre mathématique idéal qui était chez Platon une concession aux facilités de la pensée mythique-mystique, c'est à dire mystifiante.

    Citons Singevin (pages 304 et suivantes):

    "Le cortège de nombres-Idées et des Figures idéales précède ontologiquement le choeur dialiectique des Idées. Or qu'adviendra t'il si l'on retire, comme il le faut depuis la constitution de la Géométrie analytique (chez Descartes, note de moi) cette préséance d'un ordre mathématique idéal ? beaucoup plus que la ruine de l'astronomie et de la cosmologie des anciens, beaucoup plus que les critiques d'Aristote, c'est là surtout ce qui semble mettre si insurmontablement loin de nous les enseignements platoniciens. Au point que ce qu'il est convenu d'appeler idéalisme dans les Temps modernes n'a presque plus rien à faire avec l'idéalisme antique; ce n'est plus sur la contemplation de réalités objectives, indépendantes de la pensée, mais sur l'activité de l'esprit qu'il pose l'accent".

    On reconnaitra dans ces derniers mots la position de Brunschvicg, qui caractérise cette activité de l'esprit non pas comme conceptualisation, mais comme jugement absolument autonome.

    Singevin précise aussi un peu plus loin (page 306):

    "Une philosophie comme celle dde Brunschvicg, qui tire les conséquences de l'abolition que la Géométrie cartésienne accomplit de la Mathématique idéale, ne pourrait donc qu'en revenir à cet Un qui s'échappe perpétuellement de lui même et à lui même en tant qu'Un"

    en d'autres termes : au lieu d'une contemplation "immobile" de réalités éternelles, une philosophie de l'Un qui se constitue dans le Temps de l'Histoire mais se constitue "éternellement", sans fin possible ni assignable, selon un progrès incessant d'une adéquation de plus en plus parfaite d'un réseau d' équations, selon des normes de vérité de plus en plus parfaites elles aussi.

    Le débat est posé clairement... du moins je l'espère Clin d'oeil

     


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